Pendant presque 25 ans, j’ai eu le plaisir d’écrire le mot de la fin du défunt magazine de jardinage québécois Fleurs, plantes et jardins. Voici un de ces textes d’autrefois, celui du numéro de juin 2009.
Larry Hodgson
Le jardinier paresseux
Je suis un grand naïf, assez pour penser que tout le monde aimerait être un jardinier paresseux comme moi et profiter de son terrain au maximum plutôt que d’y bûcher sans arrêt. Mais je découvre que c’est plutôt le contraire: certaines personnes, que j’appelle des «jardiniers forcenés», aiment travailler sans relâche sur leur terrain. Comme une voisine qui adore arroser. Elle abreuve les plantes quotidiennement peu importe leurs besoins. Et on l’entend rouspéter: «C’est assez plate, il pleut sans arrêt depuis trois jours! Comment voulez-vous que j’arrose?».
J’en ai une autre que j’appelle la «dame aux limaces». Elle a un terrain d’enfer. Tout est beau et impeccable. Depuis sa retraite, il y a de nombreuses années, elle ne fait que s’échiner à la tâche. Elle passe même l’aspirateur — oui, un véritable aspirateur, de type atelier — après la tonte du gazon! Et elle pose des filets partout pour attraper les feuilles d’automne avant qu’elles ne tombent sur son sacré gazon (oups, je voulais dire gazon sacré).
Brouille entre voisins
Un jour, elle m’a invité à visiter son terrain. Tout en faisant le tour, elle m’a expliqué son approche. Dans un secteur ombragé de la cour — il y a beaucoup de grands arbres dans ce quartier historique — elle s’est mise à parler de ses trucs pour contrôler les limaces sur ses hostas, qui sont très nombreux. Elle disait qu’elle y mettait beaucoup d’efforts, les attirant avec de la bière, se levant tôt le matin pour les récolter à la main, les entourant de coquilles d’oeufs écrasées, versant de la cendre de bois et de la terre de diatomées autour de ses plantes, vaporisant le soir avec une solution d’ammoniac, utilisant des appâts à limaces, etc. Elle m’a raconté que son chien avait failli mourir un jour après avoir mangé de l’appât à limaces et qu’elle ne le laissait plus sortir de la maison sans laisse. (Il nous regardait de la fenêtre en battant la queue.) On voyait qu’elle y mettait du cœur.
Pendant qu’elle parlait, j’ai bien remarqué autour de nous des hostas aux feuilles un peu trouées, mais d’autres qui n’avaient pas le moindre dommage. J’ai osé m’exclamer: «Les limaces ne s’attaquent pas à tous les hostas, vous savez. D’ailleurs, vous en avez ici qui résistent aux limaces. Pourquoi, au lieu de travailler si fort pour contrôler ces indésirables, ne remplacez-vous pas tout simplement les hostas abîmés par des hostas intouchés? En divisant les plants intacts que vous avez déjà, cela ne vous coûterait même pas un sou!» Je n’étais pas surpris qu’elle n’ait pas remarqué ce phénomène. Il m’a fallu des années d’efforts inutiles avant de comprendre qu’il y a de bons hostas et d’autres bons pour la poubelle.
Orgueil et entêtement
Je m’attendais à ce qu’elle considère mon propos, peut-être même qu’elle me remercie du renseignement qui allait sûrement lui faire gagner des centaines d’heures de travail. Elle m’a plutôt fusillé du regard. De toute évidence, elle prenait ma remarque comme une critique sur sa façon de jardiner. Et la visite a pris fin abruptement.
Cela fait déjà bien des années. La dame habite toujours au même endroit: elle doit bien avoir 80 ans maintenant, et elle travaille toujours autant. Je la vois parfois, quand je fais ma marche de santé, en train de bûcher et de sarcler (évidemment, elle n’utilise pas de paillis: ce serait trop simple). Elle évite mon regard. Elle n’a pas enlevé un seul des «hostas bons pour la poubelle» et on voit tout autant d’appâts à limaces autour de son terrain. J’espère qu’elle n’a pas envoyé trop de chiens, chats et enfants du quartier à l’hôpital.
Il y a longtemps que je me suis débarrassé de mes hostas «bons pour la poubelle» et que, par conséquent, les limaces ont fui mon terrain par milliers. J’espère qu’elles ne se sont pas rendues chez elle!
Voilà la conclusion du billet d’origine, mais il y a un changement depuis 2009. La dame aux limaces a vendu sa belle demeure il y a plusieurs années maintenant et la maison fut aussitôt démolie pour faire place à un édifice à appartements. Autour du nouvel immeuble, on a mis quand même d’étroites plates-bandes plantées, entre autres, de quelques hostas, mais uniquement des variétés trouées par les limaces. Décidément, les humains sont lents à comprendre!
L.H.

