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L’homme derrière le jardinier

Le 3 décembre dernier, j’ai lu cet éloge funèbre lors des obsèques de mon père, Larry Hodgson, décédé le 26 octobre 2022. Puisqu’il était bien aimé de son public et de ses lecteurs, je voulais le partager avec vous, pour que vous puissiez connaitre un peu mieux la personne derrière le jardinier.

Larry dans sa verrière entouré de ses plantes d’intérieur.

Je n’essaierai pas de vous dire quelle sorte d’homme était mon père. Si vous êtes ici, c’est parce que vous l’avez connu, un petit peu ou beaucoup. Je peux bien vous dire qu’il était généreux, patient, travaillant, etc. Mais ce ne sont que des mots. Je préfère vous raconter des histoires. Vous pourrez alors constater vous-mêmes comment il était et choisir les mots qui vous semblent justes.

En pensant à ce que j’allais vous dire aujourd’hui, je faisais des efforts pour me remémorer des moments qu’on a passés ensemble, lui et moi. Mais vous savez ce que c’est : quand on fait des efforts pour se souvenir de quelque chose…on ne se souvient soudain plus de rien. Il faut laisser les souvenirs venir d’eux-mêmes. Le temps de laisser venir l’inspiration, je partagerai donc avec vous quelques histoires d’amitié et de famille à l’époque où Larry grandissait à Toronto.

Larry avec son père, qui lui a inculqué l’amour du jardinage.

Jeunesse en Ontario

La petite sœur de Larry m’a raconté ceci: 

Un jour, il me conduisait quelque part et nous nous sommes perdus. Nous avons continué à rouler et j’ai fini par comprendre que nous allions dans la mauvaise direction. Je lui ai demandé « Est-ce qu’on est perdu? » et il m’a répondu, « Non. Je sais où on est. On est quelque part à Toronto. Je prends juste la route panoramique. » Nous avons passé une très belle journée ensemble et nous ne sommes jamais arrivés à destination. Au lieu de cela, nous avons exploré la ville. Nous avons ri, plaisanté et passé l’un des plus beaux jours de mon enfance. C’est tout à fait typique de son attitude détendue dans la vie. S’égarer n’était jamais une raison de paniquer — c’était juste une occasion de découvrir une autre voie. 

Son frère m’a raconté cette histoire :

Quand nous étions jeunes, ton père s’assoyait sur le canapé et lisait les bandes dessinées dans le journal en riant à gorge déployée. Quand il avait fini, il posait le journal et quittait la pièce. Je le ramassais et je lisais les mêmes bandes dessinées à mon tour, mais je ne comprenais pas ce qui était si drôle! Il trouvait de la joie et du rire dans les choses les plus ordinaires. Il avait aussi peur de descendre au sous-sol parce qu’il pensait qu’un monstre y vivait. Alors, il avait l’habitude de me traîner en bas avec lui afin de pouvoir me jeter au monstre si nécessaire.

Enfin, son autre sœur m’a raconté l’anecdote suivante :

Quand nous étions jeunes, Larry a planté des jacinthes bleues sur le côté de la colline dans notre cour arrière.  C’était un si beau spectacle chaque printemps!  Je ne coupais jamais l’herbe avant que la floraison ne soit terminée. Elles ont continué à se répandre pendant 45 ans, jusqu’à ce que je déménage. Et ça ne me surprendrait pas qu’elles y soient encore aujourd’hui.

Acheter de la terre?

Tous ses frères et sœurs m’ont répété la même histoire au sujet de sacs de terre qu’il avait un jour achetés. Apparemment, quand il était jeune, mon père avait utilisé son argent de poche pour acheter des sacs de terre. Quelqu’un lui a demandé : «?Pourquoi as-tu acheté de la terre alors que le jardin en est plein ??» Sans sourciller, il avait répondu : « Parce que c’était en solde », comme si c’était la chose la plus normale à faire pour un enfant. En plus d’être économe depuis un jeune âge, comme il l’a été toute sa vie, il avait déjà compris l’importance d’un bon terreau!

Larry avec son frère et ses sœurs.

Meilleur ami

Mon père était une personne très occupée. Je ne me souviens pas vraiment qu’il ait eu beaucoup d’amis. Je ne me souviens que d’une seule personne qu’il appelait vraiment un ami et pas seulement un collège ou une connaissance. Cet ami m’a raconté leur enfance ensemble à Scarborough :

Mon frère et moi connaissions Larry depuis l’époque où nous fréquentions l’école publique H.A. Halbert à Scarborough.  Je pense que j’ai rencontré Larry en cinquième ou sixième année et nous sommes rapidement devenus meilleurs amis.  Nous aimions les mêmes choses (les livres, la lecture et la marche) tout comme nous détestions les mêmes choses (les sports organisés et l’éducation physique).  Je me souviens d’avoir été obligé de jouer au soccer, alors Larry et moi négligions complètement le jeu et le ballon pendant le match ; nous marchions dans la direction opposée dès que le ballon s’approchait de nous.  Quel plaisir ! 

Larry s’entendait avec tout le monde, ce qui ne l’empêchait cependant pas de dire ce qu’il pensait. C’était aussi un gars aventureux : il s’est inscrit au club de lecture et dans la troupe de théâtre ; de plus, il a suivi tous les cours de langue disponibles, dont le français et l’allemand.  Il m’a souvent étonné par son goût pour la nouveauté.  Je me souviens qu’il a dit à tout le monde qu’il allait déménager au Québec et apprendre le français. C’était là qu’il avait l’intention de vivre. Ses aventures avaient commencé. 

Larry à Québec en 1978.

Arrivée à Québec

Fidèle à ses projets, mon père a quitté Toronto, déménagé à Québec et étudié le français à l’Université Laval. Il habitait sur l’avenue Charles, à Sillery, en face de chez mes grands-parents maternels. On m’a dit que toutes filles du quartier avaient remarqué ce beau grand anglophone avec sa magnifique barbe rousse. C’est là qu’il a rencontré sa première femme, ma mère.

Elle m’a raconté ceci :

Lorsque Larry travaillait pour Québec 84, il utilisait leur machine à écrire sur l’heure du midi pour taper ses articles. Même si nous n’avions pas beaucoup d’argent à l’époque, j’ai utilisé notre carte de crédit Sears pour lui acheter sa toute première machine à écrire électrique. Je me souviens que lorsque je la lui ai donnée, il s’est mis à pleurer. Il pouvait alors travailler et taper ses textes de la maison et ne dépendait plus de la machine du bureau.

Larry avec son fils Mathieu.

Un père dédié

Larry aimait s’occuper de moi. Quand j’étais tout petit, mon père et moi prenions notre bain ensemble. Ce sont mes premiers souvenirs: lui et moi, tous les deux tout nu dans la baignoire. Je me souviens aussi des carottes que je mangeais dans le petit potager sur le bord du garage à Sillery. On ne les essuyait même pas : on les sortait de terre pour se les enfoncer directement dans la bouche.

Il m’avait construit une petite maison en bois. Je ne me souviens pas qu’il ait été très habile de ses mains. Mais à l’époque, on n’avait pas beaucoup de moyens, alors il fabriquait lui-même ce qu’il pouvait. Ainsi, il avait fait des décorations de Noël avec des rouleaux de papier de toilette et du papier de construction : le père Noël avec son traîneau et ses rennes. Et puis pour m’endormir, chaque nuit, il me chantait des chansons et me lisait des histoires. On m’a raconté aussi que, quand il écrivait de la maison, au début de sa carrière, il me tenait sur ses genoux en travaillant. On allait plusieurs fois par semaine à la piscine municipale. Je jouais au requin avec lui pendant des heures. Il ne se fatiguait jamais.

Larry et Mathieu à la piscine, comme toujours.

Il croyait aux bienfaits du grand air. Quand j’étais un peu plus vieux, il m’envoyait souvent jouer dehors, tout seul. Ça lui permettait aussi de travailler.  Je me souviens qu’un jour il m’avait involontairement laissé suspendu à l’envers, le pied pris dans la fourche d’une branche du lilas que j’essayais d’escalader. J’étais resté dans cette position un bon bout de temps avant qu’il comprenne que le jeu avait mal tourné.

Larry et son épouse à un party de bureau disco.

Mariage… prise deux

C’est à cette époque-là qu’il a rencontré sa deuxième femme, dans un bureau où mon père travaillait temporairement pour joindre les deux bouts. Selon ses dires, il aurait entendu un rire céleste de l’autre côté du bureau. Les nuages se sont séparés et une lumière en est sortie pour le guider. Il a trouvé une belle petite femme aux magnifiques yeux bleus. Ils vécurent heureux, mais avaient déjà en masse d’enfants. Je me souviens encore de m’être réveillé un matin et d’avoir trouvé une nouvelle paire de bottes à l’entrée de notre appartement. J’étais content!

Rire retentissant

Vous vous souvenez de son rire? Pour leur part, les gens de la Québec Art Company, la troupe de théâtre amateur anglophone de Québec, dont mon père et moi avons été membres pendant des décennies, connaissent très bien son rire. La présence de Larry dans l’assistance pour un de leurs spectacles était un gage de succès : il riait tellement que ça entraînait toute la salle à faire de même!

Larry en brassière de noix de coco lors d’une représentation de la comédie musicale South Pacific avec la Québec Art Company.

Quand j’avais environ 13 ans, on est allé voir L’agent fait la farce 2 1/2: l’odeur de la peur, avec quelques-uns de mes amis. Il a ri tellement fort pendant tout le film que j’en étais gêné! C’est drôle parce qu’il m’a souvent raconté plus tard comme son père à lui piquait une jasette avec à peu près n’importe qui, et que ça le gênait énormément. Lui aussi est devenu comme ça. Malheureusement, moi aussi. Mon père croyait fermement que c’était le devoir d’un parent de gêner ses enfants.

Un père et un adolescent

Quand on est adolescent, on ne se soucie pas trop de nos parents. Je me souviens qu’il travaillait tout le temps, mais qu’il avait toujours du temps pour moi quand j’en avais besoin. Une discussion ou une faveur? Aucune hésitation. Il arrêtait tout.

Le fouillis dans lequel travaillait Larry.

À un moment donné, je lui ai demandé comment faire pousser du cannabis. Je savais que mon père n’aimait pas du tout la drogue, mais il était tellement content que je m’intéresse à l’horticulture qu’il m’a donné un livre sur la culture des tomates. C’est la même chose que de faire pousser du cannabis, qu’il m’a dit. Et comme de fait, j’ai utilisé ce livre pour faire pousser un peu de pot dans ma chambre sans qu’il le sache.

Quand mon père voulait avoir une conversation importante avec moi, ça se faisait toujours autour de la salle à manger. Il me disait quelque chose du genre, « Mathieu, j’aimerais te parler de quelque chose de sérieux ». Juste le fait d’être assis là m’indiquait que ce serait sérieux, alors je le voyais venir.  

La première fois c’était la traditionnelle conversation sur le sexe. Je ne me souviens pas des détails, c’était embarrassant, mais je me souviens qu’il m’avait dit : «Tsé, si tu préfères les gars aux filles, c’est correct. Pis si tu n’es pas sûr, ça aussi c’est correct. » Je ne savais même pas ce que c’était l’homosexualité à l’époque, mais je suis content qu’il m’ait dit que j’avais ce choix. Quelques années plus tard, assis à la même table, il m’a annoncé que son frère, mon oncle, était gai. Je n’ai pas eu le cœur de lui dire que tout le monde le savait déjà, sauf lui!

La maladie

La dernière fois qu’on a eu une conversation sérieuse ensemble c’était quand il m’a annoncé qu’il souffrait de fibrose pulmonaire. Ça fait 6 ou 7 ans de ça. Assis à la table de la salle à manger. À l’époque on lui donnait 1 ou 2 ans à vivre. On peut dire qu’il a défié les pronostics. C’était la dernière conversation vraiment sérieuse qu’on a eue.

Tel père, tel fils!

Après ça ç’a été juste du plaisir! On parlait de plantes, de science, de nature. Et on riait, on disait tellement de niaiserie ensemble, comme deux enfants, à s’en étouffer de rire. Tout y passait, même la mort!

Je le taquinais beaucoup, je donnais des noms ridicules à ses plantes, et il ne pouvait pas s’empêcher de me corriger. Il était tellement rigoureux qu’il ne pouvait pas laisser passer ça. Pendant des années il m’a corrigé sur l’arbre à cactus, comme je l’appelais. « Non c’est un… (je ne sais plus trop… Je l’ai tellement appelé l’arbre à cactus que je ne connais plus son vrai nom) ». C’est seulement dans ses derniers mois qu’il a arrêté de me corriger.

Travailler sans relâche

Pendant ces mois-là, il travaillait tout le temps. Il a poussé son corps le plus loin qu’il a pu. Il avait encore des choses à accomplir. Dans ses dernières semaines, il attendait des nouvelles de GardenComm, l’association internationale des communicateurs de jardins. Il était finaliste pour le prix de blogue de l’année, et il voulait être là à l’événement virtuel, pour recevoir le prix au cas où il gagnerait. Et oui, il l’a gagné, même pas une semaine avant d’être hospitalisé.

J’ai reçu un appel de ma belle-mère. Mon père n’allait pas bien. Quelques minutes plus tard, mes bagages étaient faits et j’étais en route pour Québec. En arrivant, j’ai appris que mon père avait insisté pour finir son dernier article pour le journal Le soleil avant de se faire transporter à l’hôpital en ambulance. Il voulait vraiment le terminer, ce texte! Et je pense qu’il a pas mal accompli ce qu’il voulait dans la vie : 40 ans de carrière, 65 livres, 38 ans de chroniques dans Le soleil, télévision, radio, prix internationaux… et un blogue qui va lui survivre.

Larry devant son mur vert.

Le mur vert

La seule chose qu’il aurait aimé apporter avec lui dans la mort, c’est son mur vert! Dans sa salle de bain, il y a un mur fait d’écorce de liège. Les plantes poussent directement sur l’écorce. On l’a reconstruit l’année dernière, parce que l’écorce avait commencé à pourrir sur le mur original, qui datait de presque 20 ans. Pendant l’automne, on a ajouté tellement de plantes dessus, qu’il n’en rentrait plus. Des fois, je retrouvais mon père debout devant son mur, à l’admirer. À admirer la vie sur son mur vert. Même quand il se brossait les dents, c’était en regardant son mur vert.

Dans ses derniers jours, il m’a demandé de filmer son mur vert pour qu’il puisse le regarder et l’entendre dans ses derniers moments, il voulait que ce soit la dernière chose qu’il voie. J’ai mis la vidéo sur son ordinateur portable à son chevet pour qu’il puisse le regarder à sa guise. Mais quand le temps est venu, que toute la famille a été réunie autour de son lit, il ne regardait pas son mur, c’est nous qu’il regardait.

Larry, c’était pas seulement un jardinier ou un auteur, c’était un mari, un père, un beau-père, un frère, un ami, un papi. C’est lui qui va nous manquer. Ses livres, ses articles, ses idées sont restés, mais l’homme est parti. J’espère qu’il restera un peu de lui dans chacun de nous. Je sais qu’il sera toujours avec moi.

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