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Critique : Herbe à poux de Claude Lavoie

L’herbe à poux (Ambrosia artemisiifolia) est largement détestée. Le pollen de cette plante, qu’on connaît aussi sous les noms d’ambroisie à feuilles d’armoise ou de petite herbe à poux, est la principale cause du rhume des foins (rhinite allergique). Cette condition touche environ une personne sur quatre à cinq en Amérique du Nord. Aux États-Unis seulement, on compte plus de 13 millions de consultations médicales par an liées aux rhinites allergiques. L’Europe et la Chine sont également gravement touchées.

Herbe à poux. Photo: Getty Images

L’herbe à poux pose aussi un problème sérieux en agriculture. Elle envahit les champs de maïs, de soya et de tournesol, où elle nuit aux récoltes en accaparant l’eau, les nutriments et la lumière. De plus, elle développe une résistance aux herbicides les plus utilisés, ce qui complique grandement sa maîtrise.

Claude Lavoie récidive

En 2024, dans Pissenlits contre pelouse: une histoire d’amour, de haine et de tondeuse (Multimondes, 240 pages, 2025), le biologiste Claude Lavoie, professeur à l’Université Laval, retraçait l’histoire du pissenlit officinal. Dans le même style, qui se lit presque comme un roman, il nous revient en 2025 avec un nouvel essai, Herbe à poux: 100 ans de guerre contre le rhume des foins (Multimondes, 198 pages, 2025), où il explore l’histoire de cette plante, originaire d’Amérique du Nord, devenue un fléau mondial.

Il y répond à plusieurs questions essentielles: Comment une plante marginale est-elle devenue un envahisseur planétaire? Pourquoi le rhume des foins a-t-il été si mal compris sur le plan médical? Quels moyens ont été mis en œuvre pour la combattre? Et le réchauffement climatique compromettra-t-il les efforts de lutte?

De l’Amérique au monde

L’histoire débute dans le sud-ouest de l’Amérique du Nord, d’où est originaire cette plante appartenant à la famille des Astéracées, comme les marguerites et les pissenlits. Il s’agit d’une plante annuelle qui doit se ressemer chaque année pour survivre. L’herbe à poux dépend du vent pour la pollinisation, ce qui explique pourquoi elle produit des quantités phénoménales de pollen – jusqu’à 6 milliards de grains par plant. C’est cette abondance qui assure son succès reproductif et sa proéminence comme cause majeure de la rhinite allergique.

Sa capacité à se répandre dans des milieux ouverts, secs et perturbés – comme les clairières ou les terres cultivées – s’explique en grande partie par le défrichement massif effectué par les colons européens, qui ont créé des habitats idéaux pour cette plante. L’agriculture, les chemins de fer et les routes asphaltées ont ensuite offert des conditions propices à sa propagation. Ainsi, la petite herbe à poux s’est étendue à travers les États-Unis, jusqu’au Canada, au Mexique et peut-être même à l’Amérique du Sud. Même si ses graines se déplacent peu par elles-mêmes, la plante colonise efficacement de nouveaux territoires grâce aux activités humaines.

Claude Lavoie retrace ensuite l’expansion mondiale de la petite herbe à poux. Ses graines voyagent comme passagères clandestines dans les cargaisons de grains, de fourrages et de semences transportées par bateaux, trains et camions. Son introduction en Europe commence au 19e siècle et s’accélère avec l’importation massive de grains pendant la Seconde Guerre mondiale. Au même moment, on la découvre également en Australie et en Chine, tandis que ses effets bien réels sur la santé humaine commencent à se propager.

Photo: Krzysztof Ziarnek, Kenraiz.

L’histoire médicale insensée du rhume des foins

L’un des chapitres les plus fascinants du livre revient sur la reconnaissance progressive de du rhume des foins comme véritable maladie. Longtemps perçue comme un mal de riches nerveux – attribuée à la chaleur, à la lumière ou à une trop grande sensibilité –, elle a suscité une foule d’explications morales et sociales avant que le rôle du pollen ne soit sérieusement envisagé. L’auteur retrace avec finesse cette errance médicale, marquée par une série de traitements inefficaces, parfois dangereux, allant de la strychnine à l’opium, en passant par la cocaïne en vaporisateur nasal. Il faudra attendre le 20e siècle pour que l’allergie au pollen soit enfin reconnue comme la véritable cause de la maladie, ouvrant la voie aux antihistaminiques modernes et à l’immunothérapie.

Au 19e siècle, faute de traitements efficaces contre le rhume des foins, de nombreux malades fuyaient les régions infestées de pollen pour se réfugier dans des zones jugées «saines», comme la Nouvelle-Écosse ou Tadoussac. Ce besoin a donné naissance à un véritable tourisme médical lucratif, où hôtels et villages entiers se sont spécialisés dans l’accueil des «réfugiés du rhume des foins». L’apparition des antihistaminiques dans les années 1940 et la concurrence d’autres destinations, comme la Floride, ont fini par sonner le glas de ces refuges autrefois prisés.

L’échec de la lutte contre l’herbe à poux

Dans une fresque aussi rigoureuse que poignante, Herbe à poux dresse un portrait de la lutte contre une plante allergène aux racines bien ancrées dans notre territoire… et notre histoire. On y brosse notamment le portrait inspirant d’Elzéar Campagna, dont l’ambition presque utopique d’éradiquer l’herbe à poux de la Gaspésie devient réalité grâce à une mobilisation collective sans précédent. Cet agronome parvient à faire de sa région un modèle de lutte sanitaire et environnementale. Rarement une action aussi localisée aura eu un tel retentissement dans l’histoire de la santé publique québécoise.

On y retrace également l’histoire de la lutte urbaine, amorcée dès la fin du 19e siècle avec les premiers règlements municipaux aux États-Unis, puis intensifiée dans les années 1930 grâce à la mobilisation de chômeurs et d’écoliers pour l’arrachage manuel. À partir de 1945, l’herbicide 2,4– D est perçu comme une solution miracle, largement utilisé dans les grandes villes nord-américaines, dont Montréal, pour pulvériser friches et pelouses. Mais cette approche chimique échoue. La lutte glisse vers des stratégies individuelles comme le confinement à domicile et la consommation massive d’antihistaminiques, tandis que l’espoir d’une éradication collective s’essouffle.

Un fléau de santé publique

Avec le réchauffement climatique, la petite herbe à poux est devenue un véritable fléau de santé publique, allongeant la saison pollinique et aggravant les cas de rhinite allergique. Malgré la mobilisation des citoyens et des villes, les mesures actuelles – amendes, arrachage manuel ou herbicides «écologiques» – peinent à freiner sa progression, souvent faute d’agir là où elle prolifère vraiment: bords de route, friches et terrains vacants.

Claude Lavoie démontre à quel point l’agriculture industrielle a nourri, parfois involontairement, le succès fulgurant de cette plante envahissante. Loin d’être une simple plante nuisible, la petite herbe à poux devient ici le révélateur des failles d’un système qui mise sur la monoculture et l’épandage systématique d’herbicides pour maintenir ses rendements. Plus on traite, plus la plante s’adapte.

Des solutions?

Claude Lavoie termine son livre en proposant des pistes de solutions concrètes pour sortir de l’impasse dans laquelle se trouve la lutte contre la petite herbe à poux. Après avoir dressé un constat lucide de l’échec des approches actuelles – herbicides inefficaces à long terme, tontes mal adaptées, arrachages trop rares – il appelle à repenser entièrement notre stratégie. Après tout, cela fait plus de 100 ans que nous livrons bataille à cette plante: peut-être est-il temps d’essayer autre chose?

Claude Lavoie. Photo: Université Laval

Une petite mauvaise herbe, un grand récit

Sans rien enlever au talent d’auteur de Claude Lavoie, il faut reconnaître que l’histoire de la petite herbe à poux est fascinante en soi. Sa progression fulgurante, l’aveuglement initial de la médecine, les revirements des politiques publiques et les espoirs déçus de l’éradication collective forment une trame dramatique digne d’un roman. Ce qui aurait pu n’être qu’un simple exposé botanique devient, sous la plume de Lavoie, une véritable fresque sociale et scientifique. Avec son équipe, il a mené un travail de recherche monastique pour retracer comment une plante apparemment banale a su profiter de nos modes de vie et de notre inaction. L’ouvrage met ainsi en lumière notre rapport ambigu à la nature: capables de mobilisations héroïques, mais souvent prisonniers de nos contradictions, nous avons contribué à propager l’envahisseur et échoué à le contenir.

À lire cet été, avant que la saison des rhumes des foins ne vous rattrape! 

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