Un athlète, génie en ingénierie, vivant dans la bave de crapaud!
Vous vous êtes déjà demandé ce que c’était, cette mousse blanche bizarre qui apparaît sur vos plantes au printemps et en été? Ces petits amas blancs et mouillés qui surgissent comme par magie à l’aisselle des branches ou sur les tiges de vos rosiers, fruitiers et même sur vos légumes? Si vous êtes comme la plupart des jardiniers, vous avez probablement pensé à une maladie fongique, à de la moisissure ou peut-être même à quelques résidus de savons laissés par des enfants faisant des bulles.

Eh bien, pas de stress: ce n’est rien de tout ça. Cette mousse mystérieuse porte des noms absolument charmants selon les régions: «crachat de coucou», «crachat de Marie», «écume printanière», ou encore «bave de crapaud» (particulièrement populaire au Canada). Ces appellations poétiques cachent en réalité l’œuvre d’un petit génie de la survie: le cercope, un insecte méconnu qui mérite amplement qu’on s’y intéresse en tant que jardinier.

Loin d’être une maladie des plantes ou même de la vraie bave de crapaud, cette mousse est le fruit d’une technologie biologique sophistiquée qui ferait pâlir d’envie nos meilleurs ingénieurs. Point bonus: ce n’est (presque) jamais un problème pour les jardiniers!
Rencontrez le cercope, la cicadelle ou la philène
Nos vedettes sont de petits insectes de la superfamille des Cercopoidea. Ils sont petits, portent plusieurs noms, et représentent environ 3000 espèces d’insectes mondialement, dont plus d’une vingtaine sont présentes au Québec. Vous comprendrez qu’il y a plusieurs noms! Certains sont même aussi présents au Québec qu’en Europe et peuvent donc avoir deux noms pour les désigner. Pour les besoins de cet article, j’utilise le mot cercope qui regroupe tous les membres de la superfamille des Cercopoidea.
***Si des puristes passent par là et connaissent un de ces cercopes qui ne fait pas de mousse, ou ne répond pas à la description que j’en ferai, et qu’ils souhaitent ergoter sur ma généralisation… OK.***
Les adultes mesurent généralement entre 5 et 8 mm de long – à peine plus gros qu’un grain de riz. Leur corps robuste et ovale ressemble à une toute petite cigale et leurs couleurs varient énormément selon les espèces: du brun discret au noir éclatant ponctué de rouge vif pour les plus flamboyants.

Cercope des prés
L’espèce la plus commune dans nos jardins est le cercope des prés (Philaenus spumarius), aussi appelé philène spumeuse. Comme j’adore vous enseigner le latin, sachez que Spumarius vient du latin «spuma» qui signifie… mousse!

Ce qui rend ces petites bêtes absolument extraordinaires, c’est leur performance sportive. Tenez-vous bien: certains cercopes adultes peuvent faire des sauts allant jusqu’à 70 centimètres de hauteur! Pour vous donner une idée, c’est environ 117 fois leur taille corporelle – c’est comme si vous, en tant qu’humain, bondissiez par-dessus un immeuble de 66 étages! Ces petits athlètes développent une puissance impressionnante pour leur taille.
Pour la comparaison: les puces, pourtant réputées pour leurs bonds impressionnants, ne sautent «que» 100 fois leur taille corporelle. Les cercopes sont véritablement des champions du saut! Quand ils sentent le danger, ils se mettent en position accroupie comme une grenouille (d’où leur nom anglais froghopper signifiant sauterelle-grenouille) et POUF! Ils disparaissent dans les airs plus vite qu’on ne peut dire «crachat de coucou».
Un calendrier bien précis
Le cycle de vie des cercopes suit un calendrier bien précis. Les adultes pondent leurs œufs à l’automne dans les tiges des plantes ou sous l’écorce. Ces œufs passent tout l’hiver bien au chaud et éclosent au printemps – généralement en avril-mai. Contrairement à ce qu’indiquent certains noms tels que «écume printanière», les larves peuvent produire leur mousse protectrice jusqu’en été, voire début automne. Ces larves, d’un joli vert tilleul, se développent pendant 1 à 3 mois selon la température avant de devenir adultes à leur tour.

La fameuse mousse (qui me dégoûte un peu…)
Bon, je vous ai vanté l’insecte et ses prouesses, je dois maintenant vous avouer quelque chose: même en tant qu’amoureuse de la nature qui s’émerveille devant ces petites créatures, il m’arrive de sursauter quand je frôle une plante couverte de cette mousse et que je me retrouve soudainement mouillée par cette substance visqueuse. C’est plus fort que moi, ça me dégoûte sur le moment! Voilà, c’est dit. Vous avez le droit, vous aussi, de trouver ça beurk.
Mais restons encore un tout petit peu dans l’émerveillement, d’accord? Parce que c’est vraiment fascinant, je vous le promets!
Alors, comment nos petits cercopes fabriquent-ils cette mousse? La larve, installée tête en bas sur la plante (position qui lui permet de mieux contrôler la production de mousse), pique la tige avec ses pièces buccales pour aspirer la sève. Comme cette sève est très diluée et pauvre en nutriments, elle doit en ingérer d’énormes quantités pour extraire ce dont elle a besoin. L’excédent – qui représente en majeure partie de l’eau – est évacué par l’anus.
Mais voilà où ça devient génial: au lieu de simplement faire pipi comme tout le monde, la larve possède des glandes spécialisées dans son abdomen qui sécrètent des protéines particulières. Elle mélange ces protéines avec le liquide à évacuer, puis pulse de l’air dedans grâce à une valve spéciale située sur son abdomen. Le résultat? Des bulles parfaitement calibrées qui forment une mousse stable et durable. Pas mal plus durable en tout cas que les bulles de savon soufflées par les enfants!
À quoi ça sert exactement, cette boule de mousse?
C’est tout simplement l’habitat le plus douillet imaginable. D’abord, cette mousse protège la larve des prédateurs – la plupart des oiseaux et insectes n’aiment pas le goût de cette substance. Ensuite, elle l’empêche de se dessécher: les larves ont un corps mou qui perd rapidement son eau, mais cette protection hydrique fait office de crème hydratante. Enfin, les bulles d’air agissent comme un régulateur thermique pour que la température reste stable sous la mousse, même quand il fait chaud ou froid dehors. Jaloux? Attendez le meilleur: comme c’est directement sur la plante, l’insecte peut piquer et boire sans sortir de son nid douillet. Je vous ai dit que ça me dégoûtait de frôler cette mousse de pipi d’insecte avec une larve dedans, mais ça sonne quand même un peu comme une belle vie!

La composition de cette mousse naturelle ressemble étonnamment à nos matériaux modernes: de l’eau, des protéines pour la structure, de l’acide palmitique et stéarique (qu’on retrouve dans le savon!), et des sucres. Par référence à la bionique – cette science qui s’inspire du vivant pour créer des innovations technologiques –, on peut dire que nos cercopes ont inventé le papier bulle bien avant nous!
C’est un véritable cocon haute technologie et contrairement à nos emballages plastiques, cette mousse est 100% biodégradable et ne pollue rien du tout. Je lance l’idée comme ça, mais si quelqu’un se cherche un projet de recherche en éco-ingénierie, il y a quelque chose à développer ici pour remplacer notre fameux papier bulle!

Côté jardinage: ami ou ennemi?
Alors, verdict pour nos jardins? Eh bien, comme souvent en biologie, la réponse est nuancée. Les cercopes sont ce qu’on appelle des «petits nuisibles à impact modéré» – une catégorie qui me plaît beaucoup, car elle reflète la réalité: ni bénéfiques ni vraiment nuisibles, ils font partie de l’écosystème et il faut apprendre à vivre avec!
Le «pas terrible»: oui, ils piquent vos plantes pour boire leur sève. Si vous avez une infestation importante sur une jeune plante ou un plant fragile, cela peut ralentir sa croissance ou causer de légères déformations des feuilles et tiges. Les trous de piqûre peuvent aussi servir de porte d’entrée à des bactéries ou champignons pathogènes.
Mais du côté «pas si mal»: les cercopes sont généralement peu nombreux et ne forment pas de colonies envahissantes comme les pucerons. Une ou deux larves par plante, c’est la norme, et la plupart des végétaux encaissent ça sans broncher. De plus, contrairement aux pucerons qui transmettent des virus, les cercopes ne sont vecteurs d’aucune maladie grave dans nos régions.
Le critère pour décider d’intervenir ou pas
Simple: si vous n’avez que quelques amas de mousse éparpillés ici et là, laissez faire! Vos plantes ne sont pas en danger, et vous offrez le gîte et le couvert à des créatures fascinantes. En revanche, si vous voyez une plante particulièrement chétive couverte de dizaines d’amas mousseux, là, il vaut mieux agir.

Comment s’en débarrasser si nécessaire? C’est d’une simplicité enfantine: un coup de jet d’eau suffit! La mousse se dissout instantanément et les larves délogées ont peu de chances de survie loin de leur protection. (On s’entend: un JET d’eau! Il ne faut pas que la larve reste sur votre plant, elle va se faire une nouvelle mousse. On veut les PROPULSER au loin!) Pas besoin d’insecticides, de savon noir ou de tout l’arsenal chimique: de l’eau, point final.
Quelques jardiniers rapportent que l’arrosage des feuilles avec du purin de tomates dilué semble décourager les adultes de pondre, mais honnêtement? Si vous n’avez pas d’infestation massive, le plus simple reste encore de cohabiter pacifiquement avec ces petits ingénieurs.

Bonus: Folklore et découvertes de noms qui m’ont bien fait rire!
Je dois vous avouer que j’ignorais totalement la richesse des noms populaires de ce phénomène avant de me lancer dans mes recherches! Et quand je suis tombée sur cette collection de surnoms, j’ai franchement eu quelques fous rires.
«Crachat de Marie» remporte la palme de la poésie! Ce nom fait référence au mois de Marie – c’est-à-dire mai, traditionnellement dédié à la Vierge Marie dans le calendrier catholique. C’est exactement à cette période que nos larves de cercopes se réveillent et commencent leur production de mousse. L’association est toute trouvée, même si j’imagine que la Sainte Vierge ne doit pas forcément apprécier qu’on lui attribue des crachats!
«Crachat de coucou» suit la même logique saisonnière: le coucou chante au printemps, période d’apparition de la mousse. Simple, efficace et ça sonne bien!
«Bave de crapaud» (particulièrement prisé au Canada) me fait sourire par son côté direct et sans artifices. Pas de poésie ici, on appelle un chat un chat! D’ailleurs, cette appellation coïncide avec la période de reproduction des crapauds qui coassent dans les mares au printemps. Comme vous l’avez lu, cependant, aucun crapaud n’est vraiment impliqué dans ce phénomène!

«Écume printanière» fait plus scientifique et bucolique à la fois. C’est le terme à utiliser pour impressionner votre belle-mère jardinière!
Nos ancêtres, faute d’explications scientifiques, ont attribué cette mousse aux créatures les plus remarquables de la saison: coucous qui chantent, crapauds qui coassent, et bien sûr, l’omniprésente figure mariale du mois de mai. Même si au final, ce n’est pas qu’au printemps qu’on voit les larves de cercopes, nos langues populaires ont parfaitement capturé l’essence de ce phénomène: c’est vivant, c’est saisonnier et ça fait partie du grand réveil de la nature!
Conclusion: l’émerveillement au coin du jardin
La prochaine fois que vous tomberez sur cette mousse blanche au détour d’une allée, résistez à l’envie de l’essuyer immédiatement! Prenez plutôt un moment pour observer cette merveille de biotechnologie cachée à vos pieds.
Dans cette substance apparemment banale se cache une larve qui a résolu des défis d’ingénierie que nos scientifiques étudient encore: comment créer un matériau isolant, léger, résistant et parfaitement biodégradable à partir de déchets organiques? Comment réguler finement température et humidité avec des moyens si simples? Comment fabriquer en continu un habitat sur mesure qui s’adapte aux besoins de son occupant? Nos cercopes sont des innovateurs nés et ils pratiquent l’économie circulaire depuis des millions d’années: ils transforment la sève «en trop» en habitat fonctionnel, sans gaspillage ni pollution.
Et puis, il y a cette dimension poétique que j’adore: ces petits êtres discrets participent au grand orchestre du printemps. Pendant que les coucous chantent et que les crapauds coassent, eux fabriquent silencieusement leurs châteaux de mousse, ajoutant leur note particulière à la symphonie du réveil de la nature. (Même si plus tard, en été, ça me dégoûte quand je m’en mets plein les mollets en me promenant les jambes à l’air dans ma friche!)
Alors, oui, mes plants de kiwi arborent parfois quelques crachats de crapaud, et, non, ça ne me dérange plus! Au contraire: c’est le signe que mon jardin fourmille de vie, que l’écosystème fonctionne et que des petits génies de l’ingénierie ont choisi mon coin de verdure pour établir leurs quartiers d’été.


WOW! C’était passionnant et ça tombe à pic, j’en observe plus que d’habitude cet été. Mais, je vais les regarder d’un autre œil parce que moi aussi, je faisais beurk!
Quand la science nous éloigne des croyances.
Merci beaucoup pour ces faits. J’adore vous lire.
J’adore tes histoires et justement hier je me demandais qui faisait la bave de crapaud
Le bonheur est dans le pré! J’arrête mon abonnement à Netflix. Merci pour cette belle enquête.
Que vous êtes intéressante!
Très intéressant
Merçi
Madame Martel, j’adore votre écriture, toujours humoristique et souvent poétique.
On y apprend beaucoup.
Votre façon de garder notre intérêt me rappelle beaucoup l’écriture de mon idole horticulteur Larry que j’aimais tant lire.
Merci de si bien vulgariser. ?
Quelle plume!
Belle découverte ce matin. J’en ai déjà vu mais je ne m’étais jamais posé de questions sur la chose…
WoW que de choses à dire pour la bave de crapaud très intéressant.Merci
J’aime les jeudis parce que c’est le jour de votre chronique et à chaque fois ça m’émerveille, ce mélange de poésie et science. C’est comme trouver un beau melon d’eau ? après une très longue marche dans un désert. Quel bonheur, ça fait ma journée!
Fascinant!! 🙂
Merci et bonne journée, Audrey!
Quelle belle découverte. Merci
Merci pour apprivoiser avec ce petit insecte qui est le cercope dont j’ignorais le nom et quelle belle description
Merci pour apprivoiser avec ce petit insecte qui est le cercope dont j’ignorais le nom et quelle belle description
Merci, enfin la vérité est sortie. Chez-nous on appelait cela de la bave de taon.
J’ai toujours été intriguée par cette mousse qu’on appelait dans mon patelin, du crachat de couleuvre.
Me voilà bien renseignée ! Merci!
Merci Audrey pour ces belles explications »fleuries » comme tu sais agréablement le faire. Captivant ton texte!
Vivement le jeudi pour te lire chère Audrey : tu es mon idole jardinière.Super article encore une fois et vive les crapauds. Maintenant pour moi la mousse d’Audrey
Merci, vous êtes très à propos ce matin avec cette histoire. Je passe la semaine au chalet avec mon petit fils. Je vais lui raconter et faire de l’animation autour de ce phénomène!
Bravo pour cette chronique et tous les autres!
Bonne journée!
Vous êtes merveilleuse! Pleine d’amour pour tous les êtres. Et vous faites partie des rares personnes qui écrivent correctement , orthographe , vocabulaire, structures de phrases. Et en plus votre langage est plein de poésie et d’intelligence. Merci pour les « crachats de Marie »!
J’ adopte le terme » château de mousse « . Dans 20 ans les biologistes se questionneront sur l’origine.
Article bien sympathique; ce qui m’a amené à rechercher mon vieil album d’enfant avec des collants d’insectes. Avec plaisir je vous dis un grand merci ! Bon été !
Vraiment fascinant. Merci
Quel beau texte, des explications claires, nettes et précises.
Un vocabulaire bien imagé..
Merci , nous connaissons maintenant la vérité !!!.
Très intéressant. Effectivement on appelait ça de la bave de crapaud, donc j’ai toujours pensé que ça venait des crapauds. Merci
Passionnant comme chronique. La nature m’émerveille de plus en plus en prenant de l’âge.
Wow, toujours extra vos articles, merci de nous enseigner tout pleins de choses intéressantes.