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Entre la vie et la mort: la semence qui défie le temps

Bienvenue, bienvenue à ce numéro spécial sous la tente du Grand cirque du Jardinier paresseux. Eh oui! Vos acclamations furent tellement assourdissantes que notre série thématique se prolonge au-delà de l’Halloween jusqu’à ce jour du 2 novembre, jour des Morts.

(Je dois vous avouer que me faire comparer à Boucar Diouf m’est légèrement monté à la tête, je ne passe plus dans les cadres de portes depuis!)

Quelle belle journée pour cette supplémentaire, messieurs dames, car en vérité, la vie et la mort sont des sujets tout à fait dans les cordes de notre célébration de l’étrange. Entre les plantes prédatrices, empoisonnées et médicinales dont il fut question dans nos précédents spectacles, il est tout à fait logique de terminer cette série avec un spécimen célébrant à la fois la vie et la mort.

Quoi de plus mystérieux que la mort elle-même? La disparition, l’inconnu… Y a-t-il une possibilité d’en revenir? Les plus cyniques diront que non, alors que les idéalistes en sont convaincus.

Votre maître de piste a pour vous un spécimen bien particulier qui, sans être mort, n’est pas vraiment vivant non plus… Ou peut-être est-ce l’inverse? Peut-être est-il bien mort, tout en étant plus vivant que vous et moi? Laissez-moi vous le présenter, et vous déciderez à la fin ce que vous en pensez…

Cher public, voici… Sheba.

Le mystère reste entier. Le spécimen que je vous présente est totalement unique, il a été dérobé dans un laboratoire pour vos beaux yeux, cher public! Et son histoire est, je vous le promets, tout droit sortie d’outre-tombe!

Photo: Guy Eisner

Un arbre mort-vivant

Mais qui est Sheba? Et surtout, pourquoi cette plante a-t-elle un prénom? Car il ne s’agit pas d’une espèce ici, mais bel et bien d’un individu unique au monde! Permettez-moi de répondre à cette question en faisant un retour dans le temps…

En 1986 et 1987, dans le nord du désert de Judée en Israël, des fouilles archéologiques dans une grotte ont permis de trouver un lot de trésors historiques. Rien de grande valeur monétaire: quelques objets, des squelettes… Et une graine de 1,8 centimètre, qui a retenu l’attention des chercheurs.

Comment cette semence s’est-elle retrouvée là, au milieu d’autres reliques, en plein désert? Le hasard des cachettes de nourriture d’un animal? Ou une semence précieuse, gardée à l’abri pour un usage ultérieur?

Photo: Guy Eisner

Gardée à l’abri et étudiée minutieusement, cette semence a fini par révéler quelques-uns de ses secrets. Selon la datation carbone, elle aurait vu le jour entre 993 et 1202. Cette semence a aussi été identifiée comme appartenant au genre Commiphora, qui regroupe des arbres et arbustes, souvent épineux, originaires des bords de la mer Rouge, de l’Inde, du Sénégal et de Madagascar.

En 2011, les chercheurs ayant tiré toutes les informations possibles de cette semence, le tout pour le tout a été tenté.

Êtes-vous bien assis, cher public?

En 2011, cette graine a été plantée.

Cinq semaines plus tard, elle germait.

Ainsi naquit un arbre, d’une graine vieille de 1000 ans. Une espèce, jusqu’alors éteinte, venait de réapparaître sur la terre. Une espèce morte, mais de nouveau vivante.

L’étude d’un revenant

Certains pourraient y voir le miracle de la vie, d’autres une abomination: ainsi va la science! Tour à tour, ces expériences sont louangées, puis critiquées. Cet arbre pourrait être saint, mais il pourrait aussi être le monstre de Frankenstein.

Pour l’instant, rien de dramatique n’est arrivé: Sheba ne s’est pas sauvé de sa serre, n’a mangé personne, et n’est pas devenue une nouvelle espèce invasive. C’est tout simplement devenu un bel arbre de trois mètres de haut, âgé de 13 ans. Un phénomène.

(Votre maître de scène se doit de faire une parenthèse: pourquoi les semences potagères n’ont-elles pas cette durée de vie? Pourquoi, après un ou deux ans, les graines ne germent-elles plus? N’y aurait-il pas un peu de magie là-dessous?)

Le fait est qu’aujourd’hui, les chercheurs ont de nouveau de quoi travailler. Absolument tout est analysé sur Sheba: sa forme, sa croissance, ses propriétés, son ADN… Rien n’est laissé au hasard.

Commiphora angolensis

Son génome a été comparé à 109 autres membres du genre Commiphora, soit plus de la moitié des espèces du genre. Il a été trouvé que Sheba serait un parent proche des espèces C. angolensis, C. neglecta et C. tenuipetiolata. Et alors? Eh bien, imaginez la déception si on avait trouvé qu’il s’agissait d’une espèce existante! Mais non, il s’agit bel et bien d’une nouvelle (ancienne) espèce.

Le remède ancestral

L’hypothèse première des chercheurs quant à la présence de cette semence fut qu’il s’agissait de l’arbre mythique à l’origine du baume de Judée.

Mentionné dans La Bible, ce baume fut un bien important utilisé en parfumerie, et surtout, en médecine. On l’utilisait pour soigner divers maux du système digestif, les morsures de serpents venimeux ainsi que les blessures et irritations cutanées. Très dispendieux, il fut à une époque une denrée inestimable.

Et ce remède précieux, cher public, s’est perdu dans les méandres du temps…

Photo: Deror_avi 

En effet, le savoir ancestral de la recette du baume n’a pas survécu au passage des années. Les plantes utilisées ainsi que les procédés sont un mystère… que beaucoup tentent de percer! La possibilité d’avoir trouvé la plante mythique à l’origine du remède est d’ailleurs ce qui a donné son nom à Sheba; la reine de Saba (Sheba pour les anglophones) aurait donné au roi de Salomon la racine du baume. Et c’est dans cette optique qu’elle est devenue un objet d’étude.

Quelle déception, messieurs, dames, de découvrir que Sheba n’avait aucune propriété odorante…

Le baume de Judée était parfumé et avait une odeur, semblerait-il, légèrement citronnée. Comme l’arbre à l’origine de la myrrhe (une résine aromatique) est un Commiphora, les scientifiques espéraient fortement avoir retrouvé l’arbre à l’origine du mythique baume, mais comme l’un de ses principaux attributs est son odeur… Ils ont dû se rendre à l’évidence que Sheba n’est pas l’arbre miraculeux.

Arbre de vie ou imposteur?

Bien qu’aucune odeur particulière ne se dégage, ni en frottant ni en brûlant Sheba, ses multiples molécules médicinales sont incontestables. Les chercheurs ont en effet identifié des composés aux vertus certaines. Leur seconde hypothèse fut donc qu’il s’agit de l’arbre à l’origine du tsori.

Également mentionné dans La Bible, le tsori est un autre remède qui serait issu, cette fois-ci, de la sève d’une plante. Celui-ci cadrerait mieux avec Sheba puisqu’il n’est pas décrit comme aromatique, mais une confusion subsiste à savoir si le tsori serait en fait la même chose que le baume de Judée.

Entre ces deux-là, le baume de Galaad et le baume de Jérusalem, votre maître de scène avoue s’y perdre un peu… En fait, même les historiens s’obstinent à savoir s’il s’agit d’un seul produit ou bien de plusieurs connus sous différents noms selon les régions ou les traductions! L’Histoire a beau être étudiée, certains de ses secrets sont voués à ne jamais être percés…

Cette inscription dans un temple du désert de Judée serait une malédiction lancée à ceux qui dévoileraient les secrets du village… les secrets comme des recettes de baumes?

La fin

Qu’il s’agisse d’une plante sainte ou non, que des rongeurs du désert se soient constitué des réserves de nourriture, ou que des hommes aient emporté la précieuse semence avec eux, tout ça n’a, en vérité, pas vraiment besoin d’une réponse absolue. Du moins, à mon humble avis.

L’incroyable réside dans la conservation exemplaire de cette semence. Étant une plante désertique, les graines sont généralement assez résistantes. Mais germer après 1000 ans et redonner vie à un spécimen d’une espèce éteinte? Baume biblique ou non, c’est en soi déjà très impressionnant.

Il reste encore beaucoup de travail à faire sur Sheba: une centaine d’espèces de Commiphora n’ont pas encore été comparées, et comme il n’a pas encore fait mine de fleurir, il y a plusieurs caractères qui restent mystérieux. Peut-être que d’ici à un autre 13 ans, nous aurons trouvé… quelque chose?

Fruits de Commiphora neglecta. Photo : tinusoberholzer

Très cher public, les chercheurs de Jérusalem veulent ravoir Sheba. Nous avons eu la chance de l’avoir parmi nous, mais n’oublions pas que c’est le seul spécimen au monde!

Pour les intéressés, une copie de leur article paru en septembre dans le célèbre journal scientifique Nature sera distribuée à la sortie.

Ce fut un plaisir d’animer pour vous ce Grand cirque végétal du Jardinier paresseux, mais il est temps de plier bagage, de ranger notre tente et de laisser la place aux jardiniers.

Merci à chacun d’entre vous pour votre présence, vos dons, et vos encouragements.

Cher public, je retire mon haut-de-forme et vous salue bien bas.


commentaire sur "Entre la vie et la mort: la semence qui défie le temps"

  1. Fabuleux! Merci pour ce dernier article thématique!! Très intéressant!

  2. Vos articles rempli d’érudition et d’humour sont d’une saveur unique, délicieuse et incomparable. Merci d’être vous et de partager avec nous.

  3. Audrey,
    Vous nous quittez? Ai-je bien compris?

  4. Quelle magnifique sortie de scène, chère maître de piste! Merci pour tous vos fabuleux articles.

  5. Merci Audrey pour ce beau document……
    C’est impressionnant de savoir que la science est en continuelle recherche ,même dans le domaine des végétaux ….

  6. Comme dirait Charles Tisseyre,
    « C’est fascinant ».
    ???

  7. Félicitations Audrey pour cette série de textes… magiques?!?
    De tous les rédacteurs et rédactrices de ce blogue, vous êtes celles qui incarnez le mieux l’habileté de communiquer avec les lecteurs qu’avait Harry, notre cher Jardinier paresseux: clarté, érudition et passion enrobés d’un peu d’humour sans prétention. Longue vie à votre collaboration à ce blogue!

  8. Captivant et aux plaisirs de vous l’ère à nouveau ?

  9. Quelle délicieuse série mystérieuse et envoutante!
    Aura-t-on le privilège d’avoir une deuxième saison?

    • Bonne question ! Jusqu’ici, mes trois séries d’halloween ont eu des thématiques différentes, ce sera selon mon inspiration de l’année prochaine

  10. Ovation pour Audrey. Telle cette graine précieuse vous êtes unique et informative. Il est impératif de rappeler que la nature a cette force de se renouveler, de se préserver et de perdurer. Souvenons-nous du petit pommier qui a survécu au milieu et à travers cendres et poussières à Ground Zéro à New York. Et que dire de cet arbre tout courbé, multi millénaire dont parlent David Suzuki et Wayne Grady dans « L’Arbre, une Vie » chez Boréal. Au plaisir de vous relire, Audrey et merci pour votre dynamisme.

  11. Bonjour Audrey,
    Merci pour cette fascinante série. Éducative et présentée avec humour.
    Sheba à moins de trouver d´autres semences restera unique sauf s´il est autofertile.
    1 000 ans….ouais, imaginez toutes les “bestioles”, microbes, bactéries, virus et germes de tout acabit qui pourraient reprendre vie après 1 000 ans dans la fonte du pergélisol et pour lesquelles, ni l´homme ni la nature n´a d´antidote ?
    Des Sheba moins sympathiques pourraient faire leur apparition……
    Qui sait, un jour vous nous ferez peut être un article là dessus.
    Merci Audrey et bonne continuation.

  12. C’est un vrai plaisir de vous lire. Merci.

  13. Magnifique représentation, merci de m’éduquer je ne manquerai pas de transmettre a ma future génération certainement avec moins d’humour que vous , vous lire est un plaisir, merci

  14. Quel plaisir de vous lire chère Audrey, toujours si passionnée et passionnante! J’ai une petite question de néophyte….cet arbre, en 13 ans, a-t-il fait d’autres graines? Au plaisir de vous lire, encore et encore….

    • Pour faire des fruits (et donc des graines), l’arbre doit d’abord fleurir et être pollinisé.

      Au niveau du pollen, l’arbre pourrait être autofertile (se servir de son propre pollen), se contenter du pollen d’un autre arbre (au quel cas on obtient un hybride), ou avoir besoin du pollen d’un autre individu de la même espèce auquel cas Sheba resterait sans descendance. N ne sait pas encore il se range dans quelle catégorie ! C’était une bonne question!

  15. Mille mercis pour vos chroniques toutes fascinantes, instructives, et si bien écrites ! J’espère avoir le plaisir de vous lire encore longtemps… et continuer d’apprendre de si belle façon!

  16. Belle histoire bravo

  17. Le pommier survivant des attaques du World Trade Center, mentionné dans cet article fascinant est en fait un poirier de Chine , Pyrus calleryana.

  18. merci Audrey pour cette fascinante conclusion du Grand Cirque d’Halloween. Toujours aussi intéressant comme découverte. J’adore le mélange de science et humour. Déjà hâte à l’an prochain !

  19. je veux réserver tout de suite ma place pour le cirque d’Halloween de l’an prochain, qu’importe le thème.

  20. Fas-ci-nant comme dirait M. Tisseyre, merci beaucoup pour cette série de textes si instructifs et divertissants ! On en veut encore et encore !!1

  21. Franchement… CHAPEAU ! Tu sais nous intéresser.
    MERCI TELLEMENT.
    Ce sujet me passionne vraiment.
    Félicitation, pour nous trouver des sujets semblables, si bien présenté, par surcroit.

  22. Quelle magnifique sortie de scène, chère maître de piste! Merci Audrey pour cet humour sympathique et toutes ces merveilleuses et intrigantes connaissances!
    Très très hâte de te lire dans ta prochaine prestation endiablée!!!! Grand merci!? ?

  23. Quelle magnifique sortie de scène, chère maître de piste! Merci Audrey pour cet humour sympathique et toutes ces merveilleuses et intrigantes connaissances!
    Très très hâte de te lire dans ta prochaine prestation endiablée!!!! Grand merci!? ???

  24. Merci depuis le cœur des Vosges pour tous ces articles et votre soif de connaissance qui vous pousse à toujours chercher . J’espère vous relire un prochain jour

  25. Serait-il possible le de faire tiger une branche comme ça on aurait plus d’un spécimen

  26. Bonjour,
    Vous abordez, dans cette chronique, un sujet qui m’intéresse, soit la longévité des graines/semences. On crée, à quelques endroits sur la planète, des banques de semences. Histoire de ne pas les perdre. À quoi cela sert-il si ces semences ne sont plus utilisables après quelques années?

    Si vous pouviez nous faire une chronique sur ce sujet à un moment donné, ce serait fort intéressant. Merci

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