Découverte du plus grand nymphéa du monde… dans un tiroir d’herbier à Kew Gardens!
Oui, 177 ans après que le premier spécimen a été séché et placé dans un tiroir de l’herbier de Kew Gardens à Londres en attendant une étude plus approfondie, le mystérieux victoria de Bolivie — le plus grand nymphéa du monde — a finalement été identifié… comme étant une espèce nouvelle pour la science.
D’ailleurs, une telle situation n’est pas inhabituelle. Les jardins botaniques et les musées du monde entier conservent des dizaines de milliers de spécimens non identifiés de plantes et d’animaux, courants et fossiles, en attente d’étude. Mais il y a bien plus de plantes et d’animaux à étudier que de scientifiques capables de faire le travail.
Reconnaître une nouvelle espèce
Bien que clairement apparenté aux deux autres espèces de nymphéas géants déjà connues, soit le victoria d’Amazonie (V. amazonica) et le victoria de Santa Cruz (V. cruziana), cette variété dont parlaient ses collègues de la Bolivie n’avait pas l’air de correspondre tout à fait à l’une ou à l’autre des descriptions. Ou du moins, c’est ce que pensait Carlos Magdalena, horticulteur botanique en chef à Kew Gardens et l’un des plus grands experts mondiaux des nymphéas. Et en consultant l’herbarium, il s’est rendu compte que la plante en question présentait des différences considérables par rapport aux autres, non seulement physiquement, mais, soupçonnait-il, peut-être génétiquement aussi.
Pour tester sa théorie, il a obtenu des graines viables de la Bolivie et les a cultivées côte à côte avec les deux autres espèces dans les serres de Kew.
Dès le début, il était clair que cette plante était quelque chose de différent. Ni les graines, ni les feuilles, ni même les fleurs n’étaient tout à fait comme celles des autres.
Après une analyse de l’ADN de plante, il a pu le confirmer. Le victoria de Bolivie était une nouvelle espèce! Il l’a nommée Victoria boliviana, car on ne la trouve qu’en Bolivie et nulle part ailleurs dans le monde. D’ailleurs, seulement dans les plaines inondables des Llanos de Moxos, soit le bassin fluvial de l’Amazon et du Paraná, en Bolivie. Il s’avère que la nouvelle espèce est plus proche génétiquement de V. cruziana, mais que les deux ont divergé il y a environ un million d’années.
Le genre Victoria, composé de 3 espèces de nymphéas géants et d’hybrides, a été nommé en 1852 pour honorer la reine Victoria récemment couronnée.
Énorme!
Et c’est un monstre de plante. Les feuilles flottantes ressemblent à des assiettes à tarte géantes avec un rebord nettement surélevé. Elles mesurent jusqu’à 3,2 m de diamètre, soit environ un tiers de plus que celles des autres nymphéas géants. L’œil averti remarquera des différences dans les épines qui recouvrent le pétiole et le dessous de la feuille, dans la forme de la fleur, sa taille et son nombre de pétales et même dans la forme, la taille et la couleur des feuilles.
Une feuille est assez solide pour soutenir une personne de jusqu’à 80 kg (176 lb) assis sur sa surface si vous pouvez le convaincre de s’asseoir tranquillement. Par contre, sauter ou gigoter plongerait rapidement le participant dans des eaux infestées de caïmans.
Un monstre à plus d’un titre
Un regard sur les épines acérées de jusqu’à 2,5 cm de long qui recouvrent le pétiole et le dessous de la feuille vous avertit que cette plante n’est pas conçue pour se faire câliner. Elle est plutôt une vraie brute!
Les épines aident à éloigner les animaux avides de plantes aquatiques tels que les poissons mangeurs de feuilles et les lamantins, mais ce n’est pas nécessairement l’objectif principal des épines. Ce sont plutôt des armes anti-végétation!
Le victoria de Bolivie ne tolère pas la concurrence et utilise ses épines pour décimer ses rivaux. Il attaque et élimine les autres plantes aquatiques présentes dans les lacs, étangs et rivières où il vit. Et il finit ainsi par les dominer. À la fin de la saison, il aura recouvert complètement tout le plan d’eau de sorte que, d’en haut, tout ce que vous verrez est une série de feuilles rondes densément tassées.
Suivez le courant!
Voici comment la plante parvient à ses fins:
Premièrement, sa capacité à s’adapter à son environnement est assez étonnante. La plupart de ces plans d’eau sont saisonniers, se desséchant complètement pendant la saison sèche. Elles peuvent varier entre moins de 1 m de profondeur certaines années à plus de 8 m d’autres. La plante produit des feuilles au pétiole de la longueur appropriée chaque année. Imaginez, la couronne de la plante peut être à plus de 8 m de profondeur sous une eau très sombre — presque noire! —, colorée par les tanins venant de la végétation en décomposition dans l’eau.
Lorsqu’une nouvelle feuille se lève de la couronne et se dirige vers la surface de l’étang sur son pétiole épineux, elle est encore entièrement fermée. On dirait une poigne couverte d’épines sadiques. Ou encore un fléau à pointes, cette arme médiévale composée d’une boule d’épines à l’extrémité d’une chaîne. Et elle est utilisée à peu près de la même façon.
Lorsqu’elle atteint la surface de l’eau, la feuille-poigne commence à tourner dans le sens des aiguilles d’une montre, dessinant un cercle de plus en plus large. (Cela se produit parce que le pétiole pousse un peu plus vite d’un côté que de l’autre, ce qui le fait tourner à mesure qu’il s’allonge.) En tournant, les épines attrapent, déchirent, perforent et écrasent les plantes voisines, à la manière d’un coupe-bordure aquatique.
Une fois qu’elle s’est dégagé un espace, la feuille commence à se déployer, rapidement, jusqu’à 30 cm par jour, s’étendant vers l’extérieur à mesure que la marge se déroule. Ce faisant, la feuille attrape les plantes restantes avec ses épines. Puis elle les recouvre, les traînant en dessous pour enfin les noyer dans l’obscurité sans soleil créée par l’énorme feuille qui s’installe.
Quelqu’un est-il surpris que le dessous de cette feuille monstrueuse soit rouge sang?
Un mauvais voisin
Cette plante n’aime pas partager son espace. Chaque plante produit jusqu’à 10 feuilles par mois et peut avoir 45 feuilles au total, couvrant éventuellement une surface de la taille d’une cour urbaine moyenne! La densité même des feuilles signifie que pratiquement aucune lumière ne peut atteindre les profondeurs en dessous. Sans la lumière du soleil, les algues ne peuvent pas se développer, de sorte que les nombreuses petites créatures qui se nourrissent d’algues disparaissent presque complètement. Il s’en suit un environnement silencieux et presque sans vie: un écosystème unique conçu spécifiquement pour le victoria. Comme un castor, le victoria bâtit l’environnement dans lequel il vit.
Les énormes feuilles parviennent à flotter sur l’eau grâce en partie à la tension superficielle, mais aussi aux épaisses nervures remplies d’air, clairement visibles quand vous retournez la feuille. Elles forment un réseau tellement complexe et géométrique qu’on aurait imaginé que seule une équipe d’ingénieurs aurait pu l’inventer!
De plus, les feuilles se replient vers le haut sur les bords pour empêcher l’eau de s’infiltrer. Cependant, lorsque cela se produit, comme après une averse, il y a dans le limbe de la feuille de minuscules trous, à peine visibles, conçus pour laisser s’écouler l’excès d’eau. Cela garde le dessus de la feuille propre et sec.
Des fleurs magnifiques… et rusées
Le victoria de Bolivie conserve ses habitudes monstrueuses lorsqu’il fleurit, car la fleur piège ses insectes pollinisateurs et les retient en otage.
Chaque fleur s’ouvre le soir sous la forme d’une fleur géante blanche d’apparence double qui atteint jusqu’à 40 cm de diamètre. Composée de nombreux pétales, c’est la plus grosse fleur produite par un nymphéa. À ce stade, la fleur est femelle, avec un stigmate fertile. Et elle dégage un parfum intense. Elle produit même de la chaleur, devenant jusqu’à 10 °C plus chaude que l’air ambiant. C’est pour mieux diffuser l’odeur.
L’odeur et la chaleur attirent de minuscules scarabées (Cyclocephala spp.) Ils arrivent en masse pour se nourrir de staminodes riches en énergie à l’intérieur de la fleur… et aussi pour s’accoupler. La fleur se ferme pendant la journée, emprisonnant les scarabées à l’intérieur, mais ce n’est pas une si mauvaise prison. Après tout, ils ont une nourriture abondante provenant des staminodes, un endroit chaud et sûr pour passer le jour et de nombreuses occasions sexuelles!
Le lendemain soir, la fleur s’ouvre à nouveau, mais est maintenant de couleur rose à rougeâtre et inodore. Et elle est devenue mâle, avec des étamines fertiles qui enduisent les coléoptères de pollen au fur et à mesure qu’ils s’envolent. Et ils partent, car la fleur de la seconde nuit ne les intéresse pas, les staminodes dont ils se nourrissent étant alors desséchés. Ils vont plutôt partir au vol, recherchant une fleur neuve, blanche et femelle, attirés encore par son parfum intense et sa chaleur. En atterrissant, ils pollinisent la nouvelle fleur, déposant du pollen sur le stigmate… et après, le cycle recommence.
Ainsi, la plante s’assure d’une pollinisation croisée.
Adapté aux conditions difficiles
Le victoria de Bolivie (V. boliviana) a une vie difficile. Ses étangs sont saisonniers, s’assèchant complètement après seulement quelques mois d’existence. Il doit donc être prêt à entrer en dormance rapidement si la saison prend fin précocement. Et bien que les inondations saisonnières soient la norme dans la région où il pousse, il y a des années où les pluies manquent et alors le rhizome dormant ne survit pas.
Mais il existe un plan de secours. Cette énorme plante est parfaitement capable de pousser comme annuelle: de la graine à la floraison en seulement 4 mois environ! Je soupçonne que ce nymphéa pourrait bien être la plus grande annuelle qui ait jamais existé!
Après la pollinisation, la tige florale commence à se contracter, tirant la fleur fanée sous l’eau. Là, elle reste submergée jusqu’à ce que les graines de la taille d’un pois mûrissent. Puis, entourées d’un sac d’air flottant, les graines remontent à la surface. Emportées vers un nouvel endroit par le courant, elles s’enfoncent éventuellement dans la boue quand le cours d’eau s’assèche. Elles peuvent rester viables plusieurs années, s’il le faut, en attendant le retour des pluies. Quand elles viennent enfin, c’est la germination et une nouvelle génération de nymphéas géants de Bolivie remplit alors à nouveau les cours d’eau.
Cependant, comment les graines parviennent à survivre à des sécheresses aussi dévastatrices et durables reste un mystère. Il reste encore beaucoup à apprendre sur cette plante remarquable!
Où voir un victoria de Bolivie?
Beaucoup de jardins botaniques ont des étangs de nymphéas avec des victorias d’Amazonie (V. amazonica) ou de Santa Cruz (V. cruziana). C’est notamment le cas du Jardin botanique de Montréal qui présente les deux. Mais le nouveau, le victoria de Bolivie, n’est pas encore largement distribué.
Cela dit, certaines jardins de Bolivie, tels que le Jardín botánico municipal de Santa Cruz de la Sierra et les jardins de La Rinconada, le cultivent depuis longtemps, mais, jusqu’à récemment, sous le nom erroné de V. cruziana. Vous l’y trouverez toujours, portant fièrement une nouvelle pancarte affirmant que la plante est indigène de la Bolivie. On parle de peut-être faire de cette plante l’emblème floral du pays.
Et Kew Gardens à Londres aussi présente désormais des plantes de Victoria boliviana dans sa Water Lily House et aussi dans le Princess of Wales Conservatory. Dans ce dernier, vous pouvez même voir les trois nymphéas géants côte à côte.
Quand vous visitez cette plante, n’oubliez pas de rester en soirée si vous le pouvez pour voir la fascinante floraison nocturne du Victoria boliviana. C’est très impressionnant!
wow, c’est fabuleux!
Passionnant! Vous auriez fait un professeur extraordinaire! Merci pour ce bel article!
Merci infiniment de m’avoir fait voyager ce matin, professeur!
Fascinant, comme dirait l’animateur Charles Tisseyre! Je vais sûrement ajouter une partie de ces infos quand j’amènerai les visiteurs voir les Victoria au jardin aquatique du Jardin botanique de Montréal dans le cadre de mes visites guidées. Merci pour ces information!
Tout à fait splendide!!!
Merci beaucoup pour ce merveilleux voyage qui nous fait connaître la beauté de la nature qui nous réserve pein de surprise
Magnifique.
Merci infiniment !!!
Merci d’ouvrir mes horizons!
Merci encore M. le Jardinier paresseux de cet article fascinant. Si je retourne en Angleterre, je ne manquerai la visite du Kew.
Merci d’écrire de si beaux articles qui me font découvrir ce monde merveilleux.
Vous avez éclairé mon matin.
Wow, quelle plante! Très hâte qu’elle se retrouve au jardin botanique de Montréal. Ses différents mécanismes de reproduction et de développement dont complexes et fascinants. Mais quelle agressivité pour ses voisines, une vraie psychopathe ?!
Au réveil ce matin, vous m’avez émerveillée. Merci.
Vraiment très interessant a lire. J’ai toujours hâte de vous lire chaque matin
Comme la nature est belle et bonne ! Merci de nous partager de si belles oeuvres ! C’est bon pour le moral!
Impressionnant!!
WoW! ? une autre fleur que je viens découvrir! Fascinante et magnifique… vous expliquiez tout le processus en détails et j’étais comme dans mon cours de botanique au secondaire… il y a près de 50 ans… la belle époque! ? Merci Monsieur Larry! ?
encore une découverte fascinante! Merci
Bonjour cher Paresseux,
Quelle plante merveilleuse ! Je crois que nous, les humains, sommes bien prétentieux de prétendre être les seuls êres vivants possédant le monopole de l’intelligence. Je suis toujours étonnée de voir comment les plantes et les animaux se débrouillent pour survivre et ce souvent en utilisant des moyens très sophistiqués. Cela me fascine, m’émeut et m’émerveille . Je me sens bien humble face a toute cette belle nature bien plus résiliente que nous et j’ai honte du mal qu’on lui fait par ignorance, par bêtise et par égoisme
Cette plante est complètement déconcertante! Si je lisais cette description dans un roman de science-fiction, je serais convaincue que c’est de la pure fiction tellement c’est étrange. Je me dirais que cet auteur a beaucoup d’imagination! Encore une fois, la réalité dépasse la fiction ?
Bonjour Monsieur Hodgson, Cordial merci, cher Jardinier point paresseux, pour ce magnifique article toujours si bien documenté et illustré. C’est toujours un immense plaisir de vous lire et j’ai l’impression en le découvrant que vous me le racontez. Quel bonheur de commencer ma journée de cette façon. Prenez bien soin de vous et à demain pour d’autres découvertes.
La lecture m’a transportée à nouveau à Kew Gardens que j’ai eu la chance de visiter une journée entière quelques années avant de développer une passion pour le jardinage et de posséder des nymphéas dans mon étang. Mon mari et moi avions été particulièrement impressionnés par les serres de nymphéas dont je garde un souvenir magique.
WOW ! Comme cette plante, Monsieur je vous considère comme un géant de connaissance et de sagesse. Merci.
Quel grand article écrit sur une aventure extraordinaire! On ne croirait pas qu’une telle découverte puisse encore arriver dans une institution qui a plus d’une centaine d’employé(e)s. Une grande quantité des découvertes en sciences naturelles sont faites par des amateurs (sensu lato) qui ont le temps d’observer des différences (formes, comportement, etc.).
Pour ceux qui viendront visiter le Jardin botanique de Montréal cet été, vous aurez la chance de voir des “Victoria” dans le grand bassin du Jardin aquatique.