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L’acceptation hésitante des légumes étrangers

Par Larry Hodgson

L’histoire des végétaux comprend beaucoup d’histoires de fruits et de légumes d’origine étrangère qui ont été adoptés par les Européens et leurs descendants dès leur introduction. Les bananes, les ananas et les oranges ont été rapidement acceptés par nos ancêtres et personne n’hésite à les manger aujourd’hui. Mais cette adoption rapide n’a pas toujours été la règle. Parfois, il a fallu des siècles avant de dompter la peur innée de consommer des végétaux inconnus… et il y a même plusieurs légumes et fruits que nous hésitons toujours à consommer.

La tomate

Le cas de la tomate (Solanum lycopersicum) est l’un des mieux connus de notre réticence à consommer des plantes nouvelles. Bien connue des Aztèques et autres tribus d’Amérique du Sud et centrale, la tomate (du nom aztèque tomatl) fut probablement envoyée en Europe par Christophe Colomb ou Hernán Cortés, donc à la fin du XVe ou au début du XVIe siècle. Certainement, elle était connue en Europe en 1544, car une première publication européenne en fait mention, mais on l’utilisait à ce moment uniquement comme plante ornementale. 

fruits de morelle douce-amère
La morelle douce-amère (Solandum dulcamara), toxique, ressemblait trop à la tomate, alors pendant longtemps on pensait cette dernière toxique aussi. Photo: Rosser1954, Wikimedia Commons

En effet, les Européens, voyant une ressemblance entre la tomate et la très toxique morelle douce-amère (S. dulcamara), une plante du même genre, hésitèrent à la manger, croyant qu’elle devait être tout aussi toxique. Et même après que la tomate commença à trouver un certain succès dans la cuisine espagnole au XVIIIe siècle, l’Église catholique condamnait sa consommation, convaincue qu’un fruit aussi vivement coloré devait nécessairement attiser le désir sexuel! 

Aussi tard qu’en 1830, quand le colonel Robert Gibbon Johnson s’est installé sur les marches de la cour de Salem au Massachusetts, après avoir annoncé qu’il allait manger un panier de tomates pour prouver leur innocuité, les habitants de la ville sont venus voir le spectacle, convaincus qu’ils allaient le voir mourir après d’atroces douleurs. Mais il survécut et la tomate gagna ensuite les États-Unis. Malgré tout, ce n’est que depuis la toute fin du XIXe siècle que la tomate est largement acceptée au Québec!

La pomme de terre

Tubercules de pommes de terre
On considérait la pomme de terre seulement pour nourrir les porcs et les prisonniers. Photo: Bff, Wikimedia

Ce légume (Solanum tuberosum) appartient au même genre que la tomate. Il fut domestiqué il y a environ 7 à 10?000 ans au Pérou et transporté en Europe par les Espagnols dès le XVIe siècle comme légume potentiel. Mais les Espagnols ne l’ont pas appréciée, pas plus que les autres Européens, et au XVIe et au XVIIe siècle, on l’utilisait alors plutôt pour nourrir les porcs… et les prisonniers. 

C’est le pharmacien et agronome français Antoine Augustin Parmentier (1737-1813), convaincu que la pomme de terre pouvait être la solution aux famines fréquentes de l’époque, qui promut la consommation de la pomme de terre, allant jusqu’à publier des recettes faciles à base de pommes de terre… mais sans trop de succès au début. Voyant la réticence des Français à goûter à ce tubercule, Parmentier eut une idée de génie. Il planta un champ de pommes de terre près de Paris et le fit garder par des hommes fortement armés, mais le jour seulement. Les Parisiens, curieux de voir un champ ainsi gardé, furent convaincus que la pomme de terre devait avoir une très grande valeur. Ils sont donc venus voler les tubercules la nuit et ainsi la consommation de la pomme de terre s’est répandue en France.

Le maïs

Épis de maïs.
Le maïs non plus ne plaisait pas aux Européens au début. Photo: Rasbak, Wikimedia

Les Européens n’étaient pas plus enthousiastes à l’idée d’adopter le maïs ou blé d’Inde (Zea mays) au début. Développé au Mexique il y a environ 9?000 ans et largement diffusé en Amérique, le maïs fut rapidement adopté par Christophe Colomb qui n’avait que des éloges pour cette plante à la fois légumière et céréalière dont il rapporta des graines en Espagne au retour de son premier voyage en 1493. Pourtant, le maïs n’a pas plu aux Espagnols au début. Il y avait la crainte que, si on le mangeait, on perdrait ses traits européens pour devenir «un sauvage».

Par contre, les Espagnols qui s’établirent dans les nouvelles colonies en Amérique n’eurent pas le choix de l’adopter: le blé, l’avoine et le seigle ne poussaient pas bien sous la chaleur des tropiques américaines, mais le maïs, oui. De plus, il donnait un rendement très nettement supérieur à celui du blé et des autres céréales européennes. Ainsi, ils finirent assez rapidement par l’adopter comme la céréale de choix pour presque toute utilisation: farine, légume, huile, sirop et plus encore. Sous l’influence des colons espagnols, et aussi des Arabes, qui avaient, eux, facilement accepté le maïs que les Espagnols avaient introduit en Afrique du Nord, le maïs a commencé à être cultivé partout où il y avait une influence espagnole ou arabe, donc en Afrique et en Asie, et ce, à partir de 1525.

 Tableau La Polenta
La Polenta par Pietro Longhi. Tableau datant de 1740.

À partir du XVIIe siècle, le maïs a graduellement conquis les peuples du sud de l’Europe aussi, mais uniquement dans les régions au climat suffisamment chaud et humide (en Europe, notamment en Espagne, au Portugal, en Italie et dans le sud de la France) pour permettre sa culture. On peut le confirmer grâce aux mentions de beaucoup de mets régionaux à base de maïs dans les écritures de l’époque comme la polenta en Italie, le broa au Portugal et le talo au Pays basque. On appela à ce moment le maïs «blé d’Espagne» dans le Midi, vu sa distribution à partir de ce pays. 

Cependant, le maïs importé à l’origine et diffusé dans les pays chauds était de souche tropicale et ne poussait pas bien sous les étés courts et frais du Nord. L’importation de lignées de maïs amérindiennes adaptées aux climats plus froids, apportées de l’Amérique du Nord, surtout au XVIIe siècle, a permis à la culture du maïs de prendre son envol dans le nord de l’Europe… mais strictement comme plante fourragère. Malgré des recommandations de nombreuses autorités, les Européens du nord hésitèrent à l’utiliser en cuisine. 

Voici ce que le missionnaire Gabriel Sagard, qui a vu la plante cultivée en Ontario, a écrit sur le maïs en 1632 (adapté au français moderne):

«Il serait aussi désirable que l’on semât de ce blé d’Inde par toutes les Provinces de la France, pour l’entretien et nourriture des pauvres qui y sont en abondance: car avec un peu de ce blé on pourrait facilement les nourrir et entretenir autant que les Sauvages, qui sont de même nature que nous, et ainsi ils ne souffriraient de disette, et ne seraient non plus contraints de mendier par les villes, bourgs et villages, comme ils font chaque jour parce qu’outre que ce blé nourrit et rassasie grandement, pas besoin de sauce ni de viande, poisson, beurre, sel ou épice.»

Mais même au 20e siècle, l’hésitation persiste. Mon père, qui, en tant que soldat pendant la Seconde Guerre mondiale, a traversé plusieurs pays européens, me racontait que lui et ses compagnons d’armes canadiens ont dû montrer aux Français, souffrant pourtant d’une famine terrible, comment préparer et manger du maïs. D’ailleurs, ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que le maïs fut réellement accepté et cultivé comme nourriture humaine dans le nord de l’Europe. Même aujourd’hui, le maïs est encore rarement mangé au Royaume-Uni, sinon comme ingrédient de salade.

Le topinambour

Tubercules de topinambour
Le topinambour est un légume dont beaucoup de gens ont entendu parler, mais que peu ont goûté ou cultivé. Photo: Galwaygirl, Wikimedia Commons

J’ai récemment écrit un article appelé Le topinambour: un légume (presque) indigène au sujet de ce légume tubéreux et de sa lente progression vers l’acceptation comme légume. Je pense qu’on peut dire que, 500 après son introduction en Europe à partir du Nouveau Monde, le topinambour n’est pas encore solidement accepté comme légume ou du moins, pas comme légume de tous les jours.

Le dahlia

Tubercules de dahlia
Le cultivar de dahlia ‘Yellow Gem’ est considéré comme particulièrement productif et délicieux.
Photo F. D. Richards, Flickr

Voici l’histoire d’un échec, car le dahlia (Dahlia spp.) demeure largement inconnu des gourmets même aujourd’hui. Pourtant, quand il fut importé en Espagne en 1789, c’était dans le but de l’introduire comme légume, car les Aztèques consommaient ses tubercules depuis des millénaires. Ici encore, le public ne fut pas du tout convaincu des mérites culinaires des tubercules, mais cette fois-ci, tomba vite amoureux des belles fleurs de la plante. Sous les mains des hybrideurs, plus de 20?000 cultivars aux couleurs et aux formes les plus surprenantes furent développés. 

Ainsi, le dahlia est devenu le bulbe d’été le plus cultivé, mais peu de gens savent que ses tubercules sont non seulement comestibles, mais souvent même délicieux. Depuis quelque temps, les Américains commencent de nouveau à s’intéresser aux qualités gustatives des tubercules du dahlia et à développer des variétés à gros tubercules charnus (certains de la taille d’un pamplemousse) plutôt qu’à grosses fleurs voyantes. 

Qui sait? Peut-être que dans quelques années, on verra des tubercules de dahlia sur les tablettes de nos supermarchés!

Le canna

Rhizomes de canna.
Les rhizomes de canna sont consommés à la manière des pommes de terre dans plusieurs pays. Photo: edenbrothers.com

Toutes les parties du canna sont comestibles : les feuilles, les fleurs, les tiges et même les graines immatures. C’est toutefois le rhizome plein d’amidon qui est le plus apprécié. Par ailleurs, le canna, originaire d’Amérique du Sud et centrale, est maintenant largement cultivé comme légume dans les îles des Caraïbes et du Pacifique et aussi en Afrique et en Asie. Dans ce cas, ce sont plutôt les Nordiques qui doutent de ses qualités gustatives, car les gens du Sud les connaissent bien.

Fleurs comestibles

Fleurs de petite pensée dans une salade.
Il y a des centaines de fleurs comestibles, mais elles ne font pas encore partie de nos aliments de tous les jours. Photo: Marco Verch, Flickr

Beaucoup de restaurants placent des fleurs dans nos assiettes… mais bien des gens les mettent soigneusement de côté, les considérant comme étant une simple garniture ou encore, ayant peur de goûter à ces nouveautés. Pourtant, si on les met dans votre assiette, c’est qu’elles peuvent être mangées! D’ailleurs, plusieurs fleurs de jardin sont parfaitement comestibles : capucines, hémérocalles, pensées, soucis, dendrobiums, monardes, œillets, centaurées, roses trémières, lilas, bégonias tubéreux et bien plus encore.

La prochaine fois que vous irez au restaurant, je vous suggère au moins d’y goûter, car plusieurs sont délicieuses… et toutes sont riches en vitamines!


Voilà seulement quelques exemples de plantes comestibles qui ont pris du temps à se faire connaître. Il y en a des centaines d’autres. Ce n’est pas que je vous encourage à goûter n’importe quelle plante (certains végétaux sont bel et bien toxiques et il faut donc toujours s’informer avant de goûter à une plante), mais il y a fort à parier que certaines plantes de votre plate-bande que vous considérez comme strictement ornementales se trouveront dans votre assiette un jour!


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Étiquettes + Légumes qu'on hésite à manger., Réticence de manger nouveaux légumes, Hésitation à manger nouveaux légumes


  1. Lorsqu’on dit qu’une plante est comestible comme le dahlia ou les pensées par exemple, ce sont toutes les variétés de ce plantes? Ou certaines ne le sont pas?

  2. Merci pour cet article, très instructif.

  3. Comme vous faites bien les articles encyclopédiques!

  4. J’aime beaucoup votre site, très intéressant, instructif et j’apprends beaucoup.
    j’ai bien aimé votre article sur (l ’histoire des végétaux). Un gros merci

  5. En lisant les articles du jardinier paresseux, on devient un jardinier travaillant. Merci pour tous ses bons articles.

  6. Très intéressant, merci!

  7. Je ne me lasse pas de vous lire et d’apprendre sur les plantes qu’on peut utiliser à toutes les sauces! Sxxx

  8. merci pour ces beaux renseignements

  9. “La morelle douce-amère (Solandum dulcamara), toxique, ressemblait trop à la tomate, alors pendant longtemps on pensait cette dernière toxique aussi.”

    J’ai fait la même erreur avec le Lycium barbarum qui porte de jolis fruits rouges, des fleurs violettes, comme Dulcamara.
    Je n’arrivais pas à déterminer cette plante, commune sur la côte Atlantique(les flores “papier” n’étaient pas aussi complètes et performantes que les flores virtuelles et les sites de botanique actuels).
    Et un jour j’ai découvert que ce Lycium produisait des baies comestibles connues sous le nom de goji….
    En fait le goji est produit par Lycium chinense, mais la différence n’est pas grande.

    Si au XVIII éme siècle les français étaient réticents à consommer des pommes de terre il n’en était pas de même en Allemagne où Parmentier en avait justement consommé au cours de sa captivité, et c’est là qu’il il en avait découvert et reconnu les bienfaits.

  10. Talo au Pays basque. Pas tao.
    Merci beaucoup

  11. J’ai moins peur d’essayer une plante pour savoir si elle est comestible qu’un champignon.

  12. EXCELLENT COMME TOUJOURS ON CONTINUE BRAVO

  13. Passionnant. Je vais essayer les dahlias et les cannas.
    Pour le maïs, les français ont fini par s’y mettre, mais sans enthousiasme. J’ai découvert pourquoi depuis que je vis en Bretagne où les maraîchers vendent du maïs trop mûr donc amidonné. Ils ne savent pas comment le récolter et quelles sont les bonnes variétés, soit les maîs sucrés modernes. Ils en sont toujours au Golden Bantam qui n’est bon que s’il est consommé le jour de la récolte. Les maïs supersweet restent sucrés plusieurs jours. Encore faut-il l’avoir récolté à temps, quand il est encore juteux. Le test pour le jardinier et le consommateur, c’est de percer un grain avec l’ongle pour faire gicler le jus. Sinon il sera farineux, sans délicatesse, bon pour la polenta.
    L’article wikipedia est excellent pour s’y retrouver.

  14. J’avais un oncle, immigré d’Alsace et installé au Québec au début des années ’50; il ne connaissait pas le maïs, ou plutôt, ce qu’il en connaissait, c’était que ce n’était bon que pour les porcs dans son pays. Mais dès qu’il a goûté le maïs d’ici, pour consommation humaine, il a adoré! il faut savoir que le maïs pour le bétail n’est pas aussi sucré que celui qu’on consomme, il est même un peu pâteux 😉

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